- CLARÍN
- CLARÍNCe redoutable critique, qui exerça de la tribune des plus grands journaux espagnols une véritable dictature littéraire, ce romancier qui écrivit aussi des contes, des poèmes et, à titre d’essai, quelques pièces de théâtre, faillit, bien curieusement, tomber dans un oubli définitif au début du XXe siècle. Réaction de délivrance à la mort d’un despote? Ne serait-ce pas plutôt que Clarín avait trouvé des héritiers spirituels qui reprenaient à leur compte les éléments les plus valables de sa pensée? L’Espagne qu’il avait connue (qu’en avait-il connu?) était un pays depuis longtemps sur le déclin, en pleine confusion politique et idéologique, qui suivait comme à distance, et non sans difficulté à mesure que surgissaient des forces nouvelles, l’évolution socio-économique de l’Europe: une province vivant en marge, fière d’un passé au demeurant révolu, où Leopoldo García-Alas y Ureña, castillan de naissance, avait choisi pour se fixer une ville isolée, Oviedo. C’est dans sa retraite asturienne que, sous le masque de Clarín, il se forgeait une opinion, de là qu’il exerça sur le public une influence de plus en plus décisive, tout en recherchant, pour lui-même et pour ses compatriotes, une identité culturelle dont la «génération de 98» devait reprendre la quête.Anticlérical par orthodoxieSi Clarín est surtout l’auteur d’une œuvre critique abondante, c’est un roman, La Regenta (La Régente , 1885), le seul «classique» que lui doive la littérature espagnole, qui lui a valu de passer pendant une longue période pour un anticlérical forcené. De fait, dans cette étude puissante et minutieuse de la société provinciale qu’il fréquentait, Clarín dépeint sans complaisance le milieu catholique de Vetusta, dont l’évêché constitue le foyer: nul doute que don Firmin de Pas, l’un des protagonistes, ne veuille assouvir dans l’Église sa volonté de puissance; l’emprise de la religion sur la vie mondaine de Vetusta lui permet aisément, sous le couvert de l’habit, de vivre comme un aristocrate ou comme un grand bourgeois. Mais si Clarín dénonce les faiblesses d’un homme, ou même des hommes qui représentent l’Église, s’en prend-il pour autant à l’Église elle-même? Il suffirait de parcourir ses œuvres pour être sûr en tout cas que la religion est à ses yeux l’une des valeurs humaines les plus hautes, et qu’il convient de la défendre et de la sauvegarder; bien plus, pour se convaincre d’un mysticisme latent, qu’il n’a jamais caché, Clarín n’allait-il pas jusqu’à pleurer d’émotion en commentant sainte Thérèse ou saint Jean de la Croix, ne conseillait-il pas aux jeunes écrivains de se nourrir des mystiques? L’anticléricalisme que d’aucuns lui prêtent ou lui ont prêté n’est rien d’autre finalement qu’une revendication de pureté, l’apparence d’une satire menée de l’intérieur par un catholique fervent, moraliste passionné: Clarín avait l’âme d’un réformateur; il ne pouvait admettre l’ambition si temporelle ni la rapacité du clergé espagnol, car une Église corrompue et détournée de ses fins dénature la religion. Mais la présence dans son roman d’un Fortunato Camoirán – l’évêque de Vetusta – anti-héros évangélique, modèle de noblesse et d’humilité, est la meilleure preuve de ses intentions. Le Mal, pour Clarín, c’était l’hypocrisie et la mystification, symptômes de décadence. Les valeurs religieuses, elles, pas plus que les valeurs morales, n’étaient en cause: Clarín n’avait-il pas retenu comme sujet de thèse pour son doctorat les rapports entre la morale et le droit (1878)? N’avait-il pas intitulé Cuentos morales (Contes moraux , 1896) l’un de ses recueils, en avertissant le lecteur que l’amour pour une femme ne lui avait jamais rempli l’âme autant que l’idée «du Bien, étroitement unie au mot qui lui donne vie et chaleur, Dieu»? Ses contes, en général, seraient le meilleur commentaire de La Régente : en moraliste sentimental chez qui l’aspiration religieuse prolongeait des nostalgies d’enfance, Clarín avait soif de vérité: mais, s’il condamnait sans trêve l’Église des faux-semblants, il éprouvait le plus profond respect, voire une admiration empreinte de tendresse à l’égard de l’Église qu’il souhaitait – La Confesión de Chiripa (La Confession de Chiripa , 1895), El Frio del papa (Le Froid du pape , 1894), El Señor (Le Seigneur , 1892). C’était son attitude intérieure qui commandait la satire et donnait à sa personnalité une cohérence essentielle, une cohérence même immuable, comme dès longtemps fixée. Certains aspects historiques de l’Église d’Espagne étaient seuls en contradiction avec ses exigences.Critiquer: une hygièneLa nature profonde de Clarín réapparaît lorsqu’il aborde en critique la littérature de son temps; les motivations, émanant d’une psychologie tourmentée, sont complexes et parfois troubles. Pour Clarín, en effet, la critique était un besoin vital, journalier, parce qu’elle exprimait, plus encore qu’un jugement sur des conceptions ou des productions littéraires, un choix et une exigence sur les formes d’une civilisation. «L’art pour l’art», et donc le modernisme, le naturalisme avec son désir de s’appuyer sur la science lui semblaient autant d’«enveloppes vides». Comment pouvait-il en être autrement chez un spiritualiste qui avait tranché entre la raison et le sentiment en proclamant: «Sentir, tout est là»? chez cet être physiquement défavorisé, qui ne concevait l’amour humain qu’à la manière d’une épreuve sur le chemin d’une éthique transcendante ou, peut-être, d’une communion avec Dieu? chez un mystique de l’idéal qui voulait que la littérature traduisît cet appel religieux qu’il sentait en lui, et entendait consacrer sa vie à préserver dans sa pureté ce moyen privilégié en condamnant les fausses valeurs et en pourchassant l’hérésie? Dès lors, la critique – sérieuse, humoristique et burlesque – prit souvent chez lui l’allure et le rythme d’un combat personnel, avec ses petitesses et sa grandeur, la gravité d’une œuvre pie qui vaut au critique une autorité sociale et métaphysique souveraine. Qu’il encense ou qu’il fulmine, Clarín indique la direction du bien et de la vérité, et, lorsqu’il insiste sur le caractère «hygiénique et policier» de ses jugements, il ramasse en une conjonction très dense une ascèse personnelle et l’idée d’une mission collective proprement symbolique qu’il manifesta par une activité débordante.Une erreur de perspectiveIl est évident que dans toute son œuvre les implications subjectives sont grandes. Clarín ressentait avec une force presque superstitieuse le poids du passé – poids de sa propre enfance ou des générations antérieures. Il vénérait les noms que la tradition avait consacrés, n’exerçait guère sa férocité à l’endroit des écrivains les plus connus de son époque, se souciait peu de découvrir chez les jeunes poètes ou romanciers des valeurs nouvelles. Devant la vie et devant la littérature, on eût dit qu’il se sentait et se voulait seul, à contre-courant, superbe et redouté, indifférent au fait que le temps passait en dehors de lui: un an avant la publication de La Régente , la Fédération des travailleurs de la région espagnole tenait à Valence son troisième congrès; en 1887, le gouvernement, devant l’ampleur du mouvement ouvrier, autorisait la constitution de syndicats; Clarín ne paraît pas avoir vécu dans ce pays en effervescence, il n’a jamais voulu reconnaître qu’une nouvelle société était en formation, qu’un nouveau public littéraire était apparu et qu’un Pérez Galdós, en écrivant ses Épisodes nationaux (1873-1912), répondait aux besoins de ce public. Clarín préférait mépriser le «vulgaire» et ne considérer que les gens «distingués», la minorité choisie qui, seule, était détentrice du goût et de la culture. Ses préventions sociales l’aveuglèrent et le rendirent partial plus encore par ce qu’il oubliait que par ce qu’il disait. Dans ses textes critiques rarement réédités (mis à part un recueil sur Pérez Galdós et un autre où figurent des essais sur le naturalisme, sur Baudelaire, etc.), Clarín s’attachait moins à définir les mérites et les défauts d’une œuvre qu’à examiner les rapports entre un auteur, une doctrine ou une idée et son propre système de valeurs.Certains ont cru voir cependant se dessiner ici ou là dans ses écrits une éthique sociale assez proche des «idées de 98». Clarín n’était-il pas, du reste, un ami et un admirateur du grand réformateur Giner de Los Ríos? Il est clair, néanmoins, que s’il concordait avec Giner pour appeler de ses vœux une régénération de l’Espagne, en mettant comme lui l’accent sur la réforme de l’enseignement (telles de ses pages sur l’Université gardent encore une actualité remarquable), Clarín, au fond, rêvait d’un monde où les classes supérieures traditionnelles auraient assumé leur rôle de guide et auraient été dignes d’assumer ce rôle: lui, le lecteur, le critique et l’imitateur de Zola, n’a-t-il pas laissé les nouvelles classes, la population active de Vetusta, les «rebelles», dans l’isolement des nouveaux quartiers, à l’extérieur de la cité? Ce qu’il souhaitait avec ferveur, c’eût été un renouveau moral sur fond de despotisme éclairé; et bien des caractères archaïsants de la génération de 98 seraient mieux compris si l’on creusait ses rapports avec Clarín et si l’on s’étonnait, non point de constater que Clarín ait en quelque manière annoncé 1898, mais de découvrir que la génération de 98 ait pu avoir comme «précurseur» Clarín!
Encyclopédie Universelle. 2012.